Eloge de la pommade verte.
La pommade verte, c'est un peu ma madeleine à moi, celle qui dégage "ce parfum du passé plus délicieux et subtil que le parfum du présent", écrirait Sei-Shonagon.
Il y avait toujours un tube de pommade verte chez mes parents - c'était aussi chez moi, à l'époque. Pour autant que je me souvienne, il était toujours entamé. Il ressemblait peu ou prou à ça.
Pourtant, en toute logique, il devait bien y en en avoir un neuf, de temps en temps... On l'utilisait fréquemment, même s'il en fallait généralement fort peu. Quoi qu'il en soit, quand le tube était bien usé, il n'était même pas besoin d'en dévisser le bouchon pour obtenir une petite quantité de pommade ; le métal était déchiré par endroits et il suffisait de presser avec précision pour la faire sortir d'une de ces ouvertures surnuméraires. Comme la peinture s'écaillait, la pommade était parsemée de petits fragments verts. C'était amusant, ou agaçant, selon les jours.
J'ai découvert un jour avec émerveillement, à l'occasion d'une égratignure, qu'il y avait le même tube de pommade verte chez mes grands-parents. Ce même jour, j'ai appris l'existence d'une autre pommade, la pommade jaune. Quelle pouvait être son utilité? Secondaire, assurément, puisque la pommade verte servait à tout. La pommade verte était notre universelle panacée, notre sirop Typhon. Elle soignait tout, ou presque. Et je me souviens comment je m'abîmais parfois dans la lecture de la liste de ses indications. Je voulais l'apprendre par coeur. Je n'ai malheureusement jamais mené cette entreprise à bien. Aujourd'hui, elle se réduit officiellement à quatre points : "douleurs musculaires et articulaires", "zones fragilisées", "sécheresse et irritations cutanées", "nez encombré". Quand j'étais petite, la liste faisait une page ; elle comportait les noms poétiques de tas de maladies que je ne pouvais qu'imaginer, comme "acné", "eczéma", "hémorroïdes" et d'autres que je connaissais bien, comme "rhinite", "bronchite", "gerçures" ; il y avait aussi "courbatures", "piqûres d'insectes" et "piqûres d'orties", "hématomes", "torticolis"... J'ai oublié le reste.
On distingue à gauche comment faire sortir la juste dose de pommade du tube en gardant celui-ci bouché.
Ses modes d'utilisation aussi étaient variés : massage, friction, cataplasme, inhalation...
Contre la bronchite, on en appliquait une couche épaisse sur la poitrine et on recouvrait de coton, puis d'une serviette. Ça chauffait, ça chauffait...
C'était idéal quand on tombait, puisque ça traite en même temps les bleus, les égratignures et les piqûres d'ortie (au cas où on n'avait vraiment pas eu de chance)...
L'hiver, on s'en enduisait les lèvres avant de sortir. Ça brillait, c'était joli (et même pas particulièrement vert, en fait). Du coup, on en mettait l'été aussi.
(Et aujourd'hui encore, je n'ai jamais trouvé mieux pour soigner les lèvres gercées)
Là où c'était vraiment magique, c'était en cas de rhume. Il suffisait de s'en tartiner le dessous du nez et le tour des narines : oh miracle ! d'un coup on respirait mieux ! Et la pommade protégeait des frottements du mouchoir (c'était au Moyen-Age, on avait encore des mouchoirs en tissu) ; et même, pendant la nuit, elle guérissait les rougeurs qu'on s'était quand même faites à force de se moucher (et elle les guérit toujours).
Le Docteur Miot était mon idole. Plus grand que Pasteur dont on nous parlait à l'école. En effet, les risques d'être égratignée, piquée, enrhumée, irritée me paraissaient nettement plus importants que celui de croiser un chien enragé. Je l'imaginais le soir, dans son cabinet, après le départ de son dernier patient, touillant dans une immense marmite des litres de sa fameuse pommade.
La pommade verte a un nom, "Vegebom", c'est mieux de le connaître quand on quitte la maison des parents et qu'on veut en acheter soi-même à la pharmacie. Et s'il y a des années que je ne suis pas tombée dans les orties, il m'arrive encore d'être enrhumée, égratignée, irritée, piquée... je sors alors ma pommade verte, l'universelle panacée, et tout en me soignant, je respire un peu le parfum du passé.
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